Manifeste pour une société libre Auteur(s) : David Berry et Giles Moss (traduction : N. Jolly, D. Del Nista) Date : 26 avril 2004 modifié le 11 mai 2004 David M. Berry et Giles Moss sont deux juristes qui étudient le mouvement libre en général et ses applications économiques et sociales en particulier. Dans l’optique de passer de l’analyse théorique à la pratique, ils ont créé un site, Libre Society, destiné à devenir un lieu de collaboration et de production commune. Ce manifeste politique et polémique résume l’esprit de leur initiative. Nous espérons qu'il ne manquera pas de susciter le débat. Une galaxie d’intérêts tente actuellement de prendre le contrôle de la créativité. Ils affirment avoir besoin de nouvelles lois et de nouveaux droits afin de maîtriser idées et concepts et de les protéger de toute exploitation illicite. Ils disent que cela enrichira nos vies, créera de nouveaux produits et nous offrira un futur prospère. Nous pensons qu'il ne peut s'agir que d'un désastre complet pour la créativité, dont la bonne santé dépend d’un échange d’idées entre le passé et le présent ; permanent, libre et ouvert. En réponse, nous souhaitons défendre l’idée d’un espace créateur de concepts et d’idées libres de toute mainmise industrielle. 1. Le profit est un nouvel objet d’affection. Les profiteurs proclament maintenant sans vergogne qu’ils sont les vrais amis de la créativité et des créateurs. Partout, ils déclarent : « nous soutenons et protégeons idées et concepts. La créativité est notre métier, entre nos mains elle est en sûreté. Nous sommes les vrais amis de la créativité ! » 2. Non contents de déclarations d’amitié, ces profiteurs sont aussi désireux de mettre en pratique leurs penchants pour la création… « Les actes parlent plus que les mots » dans la culture capitaliste. Pour exprimer leur affection, des profiteurs utilisent des lois comme celle sur la propriété intellectuelle, afin de s’emparer des concepts et des idées et de les protéger de ceux qui cherchent à en faire mauvais usage. Alors que nous sommes morts au monde la nuit, ils pillent gaillardement la propriété intellectuelle. L’espace intellectuel passe progressivement sous leur contrôle. 3. Que les profiteurs soient maintenant si protecteurs de la créativité, cherchant jalousement à protéger concepts et idées, ne manque pas de susciter la méfiance. Ils se proclament amis de la créativité : nous tous savons que l’amitié, ce n’est pas la dépendance. Ce n’est pas la même chose de dire : « je suis un véritable ami parce que j’ai besoin de toi » que de dire : « j’ai besoin de toi parce que je suis un véritable ami. ». Dans toute relation d’amitié nous devrions nous demander : « les deux partenaires en profitent-ils mutuellement ? ». Comment sortir de cette ornière ? 4. Les profiteurs tirent clairement bénéfice de leur amitié nouvelle avec la création, lorsqu’on la mesure à l’aune de leur insatiable soif de profit. Au contraire des objets matériels, concepts et idées peuvent habituellement être partagés, copiés et réutilisés sans restriction. Quel que soit le nombre de personnes qui utilisent et interprètent un concept particulier, l’approche initiale de son créateur n’est ni exclue, ni réduite. Mais à travers l’utilisation de la propriété intellectuelle par l’intermédiaire du copyright, des licences et des marques commerciales, concepts et idées peuvent être transformés en produits contrôlés et appropriés. Une pénurie artificielle de la créativité peut alors être mise en place, permettant de gagner beaucoup d’argent quand les flots créatifs de connaissance et d’idées sont taris : la propriété intellectuelle devient un instrument de profit. 5. Pour beaucoup d’entre nous l’idée de la loi sur la propriété intellectuelle évoque symboliquement l’artiste ou l’écrivain solitaire protégeant ses innovations. Il n’est pas surprenant que nous tendions à considérer les lois sur la propriété intellectuelle comme une protection des droits et des intérêts du créateur ; cela fut peut-être un jour le cas, mais cette vision romantique est à présent bien malade avec l’exploitation des œuvres intellectuelles. Les créateurs sont devenus des employés et chaque idée ou concept qu’ils élaborent est capté et approprié par leur employeur. Les profiteurs utilisent la propriété intellectuelle pour thésauriser l’expression créative de leurs employés ou d’autres. Qui plus est, les profiteurs militent pour l’extension des lois sur la propriété intellectuelle sur des durées plus longues. 6. La « multitude » est alors empêchée d’utiliser et de réinterpréter des domaines entiers de concepts et d’idées. Les profiteurs utilisent les technologies numériques pour renforcer la législation sur le droit de copie et les licences grâce au code qui fonctionne sur les ordinateurs et les réseaux. Reposant sur des logiciels de gestion numérique des droits [1], les œuvres de création sont verrouillées et seuls les profiteurs ont les clés. Ce qui interdit la reproduction, la modification ou le réemploi d’un nombre croissant d’œuvres, qui se trouvent ainsi sous contrôle. La liberté d’utiliser ou de réinterpréter une œuvre est restreinte par des barrières fondées légalement puis renforcées technologiquement. En cette époque de capitalisme technologique, les accès publics au flux des concepts et des idées et le mouvement de création ont été solidement verrouillés. 7. Cette évolution est un désastre absolu pour la création, dont la santé dépend d’un dialogue constant et de la confrontation entre concepts et idées du passé et du présent. Il est honteux que la multitude créatrice soit exclue de l’utilisation des concepts et des idées. L’œuvre de création n’est pas le produit d’un seul créateur. La création ne peut subsister dans un néant social. Elle doit toujours à l’inspiration et à l’œuvre préalable d’autrui : penseurs, artistes, scientifiques, professeurs, amants/maîtresses, amis, etc. Concepts et idées sont dépendants de leur existence sociale et il ne peut en être autrement. 8. On peut faire une analogie avec le langage courant - le système de signes, symboles, gestes et signifiants utilisés pour la compréhension mutuelle. Le langage parlé est partagé par tous ; il n’est à personne en particulier, il est libre. Mais imaginez le désastre si cela n’était plus vrai : 1984, la dystopie [2] de George Orwell et l’agression contre la pensée libre par le « novlangue », fournit une merveilleuse illustration. De la même manière, le contrôle et l’appropriation des idées et des concepts est un grave danger pour ce que nous appelons affectueusement notre libre-arbitre ; c’est la tendance nouvelle de la pensée créatrice et de l’expression. 9. La multitude créatrice peut alors décider de se conformer ou de se rebeller. En se conformant elle devient créativement inerte, incapable d’élaborer de nouvelles synergies et idées, seulement consommatrice de produits standardisés qui saturent la vie culturelle. En se rebellant elle continue d’utiliser des concepts et des idées malgré la législation sur la propriété intellectuelle et ses membres sont alors taxés de pirates, de détrousseurs du bien d’autrui et même de terroristes. Ses membres sont traduits comme des criminels devant les tribunaux du pouvoir global d’état. En d’autres termes, les profiteurs décrètent un état d’exception permanent qui est utilisé pour justifier l’usage coercitif du pouvoir d’état contre ceux qui se rebellent. Comme nous en discuterons plus tard, un nombre croissant de créateurs réplique aussi par une résistance active contre la situation actuelle grâce à la mise en place d’un espace alternatif de création d’idées et de concepts. 10. Il y aura des objections immédiates à tout ce que nous venons de dire. Les profiteurs se feront prosélytes et diront : « S’il n’y a pas de propriété privée de la création, il ne peut y avoir d’incitation à produire ! » L’idée que la propriété particulière de la connaissance et des idées promeut la création est un concept honteux, aussi crédible qu’il puisse paraître dans la vision réductrice des profiteurs. Affirmer que la créativité prospèrera si la liberté d’utiliser idées et concepts est niée, c’est clairement dépasser les bornes : après s’être esclaffés brièvement, nous allons tout remettre dans le bon ordre. 11. Selon ce postulat « incitatif », il ne peut y avoir eu de créativité (ni art, ni musique, ni littérature, ni design, ni technologie) avant que les profiteurs ne s’approprient et ne contrôlent nos concepts et nos idées. Il est clair que ce n’est qu’une fiction. Mais nous pourrions dire que l’histoire est pleine d’inventions qui font naître le doute à propos de précédentes incarnations de la créativité et de la création. Le postulat « incitatif » implique également qu’il ne peut y avoir de créativité en marche actuellement en dehors du système de la propriété intellectuelle. Nous sommes heureusement ici les acteurs et témoins de notre propre histoire. Nous devons commencer à savoir ce que nous avons toujours su : la créativité n’est pas réductible à l’exploitation de la propriété intellectuelle. 12. Un nouveau mouvement global, constitué de groupes formant réseau qui agissent grâce à un ensemble de moyens de création (musique, art, design, logiciel) apparaît en ce moment. Ces groupes élaborent des concepts, des idées et de l’art qui existent en dehors du régime actuel de la propriété intellectuelle ; par exemple, les travaux de la communauté Libre/Open Source qui peuvent être examinés, confrontés, modifiés, expérimentés. Là, connaissance et idées sont partagées, contestées et réinterprétées entre créateurs et entre amis. Comme les symboles et les signes du langage, leurs concepts et leurs idées sont communs et sans propriétaire. Contre les machinations du profit, ces groupes construirent un modèle alternatif réel et crédible d’une vie créative. 13. Par les principes "d’attributions" et de "partage à l’identique", les idées et les travaux antérieurs sont livrés à la reconnaissance de ces communautés. Ce qui signifie que, bien qu’un travail puisse être copié, modifié et redéfini en un nouveau projet, l’oeuvre antérieure est reconnue pour sa contribution dans la globalité de la nouvelle création. Attribution et "partage à l’identique" sont le principe constitutif des mouvements Libre/Open source, les chromosomes d’un nouveau mode de création induit par ces pratiques sociales. 14. Ces mouvements adoptent un ingénieux mode de dispersion virale grâce aux licences publiques connues sous le nom de copyleft. Ce qui évite que les concepts et les idées soient appropriées, tout en garantissant que les futures synergies fondées sur ces concepts et idées soient également utilisables et modifiables par d’autres. Alors que les lois sur le copyright protègent contre la modification et la réutilisation des concepts et des idées, le copyleft assure qu’ils restent accessibles en évitant qu’ils ne soient de simples biens de consommation. Ainsi, le copyright (tout droit réservé) est freiné par le copyleft (tout droit reversé). Ceci constitue dorénavant le meilleur chemin pour la créativité - on peut maintenant la regarder en face. 15. Nous pensons que la multitude créatrice devrait embrasser et défendre les idées et les pratiques de ces groupes et le modèle créatif qu’ils représentent. De même, nous, qui sommes déjà une multitude, devons défendre ces idées et ces pratiques. Car seul la multitude créatrice pourra déterminer si cette mutation de notre temps est viable. 16. Tout comme la violence des profiteurs de la propriété intellectuelle cherche à s’intensifier, un véritable contre-pouvoir commence à émerger. Car la vision et les pratiques de cette arborescence de groupes gagnent en puissance, à travers une grande variété de formes d’expression. Elles offrent à voir un champ créatif en formation qui s’appuie sur des concepts et des idées librement partagées entre amis. Ces groupes agissent d’une manière qui est comptable de notre époque et, espérons-le, pour le bénéfice d’une possible époque à venir. La créativité créée de la résistance au présent. v. 1.5.3 [1] DRM ou Digital Right Management. Ndt. [2] La dystopie est l’opposé d’une utopie : la société du futur n’est plus radieuse et idylique mais chaotique et désenchantée. Quelques romans dystopiques : Fareinheit 451 (R. Bradbury), Le meilleur des mondes (A. Huxley), Tous à Zanzibar (J. Brunner). Ndt.